Haïti-Culture : Et si les « Brisées » sourdes revendiquent…
Port-au-Prince, 12 octobre 2024 (M9H) — Sept femmes sourdes, façonnées par les dures réalités de la vie, ayant enduré les injustices et les souffrances, se lèvent pour dénoncer les abus, les oppressions et les inégalités perpétrées par l’État haïtien. Mêlant spiritualité et revendications sociales, elles s’expriment avec force dans une performance théâtrale poignante intitulée « Brisées », mise en scène par Johny Zéphirin. Ces femmes, membres de l’Association des Femmes Sourdes de Lévêque-Haïti, utilisent le rythme, le théâtre et la langue des signes pour faire entendre leur cri de révolte.
Sur scène, la pièce s’ouvre dans une ambiance mystique. Une femme, chevauchée par un esprit, fait une entrée saisissante en marchant à reculons, comme si elle remontait le temps. Autour d’elle, le décor est simple mais lourd de symboles : un autel modeste décoré de bougies vacillantes, des motifs vaudous dessinés à la craie sur le sol poussiéreux. La lumière tamisée, projetée depuis des lanternes suspendues, crée une atmosphère mystérieuse. La salle est plongée dans une pénombre inquiétante, uniquement éclairée par les flammes des « tèt gridap » – ces petites lampes à huile portées par la prêtresse. La tension est palpable.
Le rythme des tambours Petro s’intensifie, entraînant la femme dans une danse effrénée. Le son grave et profond des tambours envahit l’espace, résonnant jusque dans les entrailles du public. Ses mouvements deviennent de plus en plus frénétiques. Dans ses yeux, des éclats de lumière, comme des étoiles qui brillent dans une nuit sans lune. Les spectateurs, envoûtés, observent la scène avec une fascination mêlée d’effroi.
Soudain, deux autres femmes entrent en scène, elles aussi touchées par la force mystique des loas. La prêtresse leur remet solennellement une lampe à chacune. Ces petites lanternes, symboles des entités lumineuses, éclairent à peine la scène, mais leur lueur fragile est porteuse d’un puissant message d’espoir et de rébellion. Le tambour bat la mesure d’un changement imminent. La conscience des femmes, éveillée par cette cérémonie vaudoue, devient le point de départ d’un soulèvement contre les injustices qu’elles subissent depuis trop longtemps.
C’est dans ce contexte que les protagonistes se lancent dans une série de revendications sociales, dénonçant les injustices et les oppressions d’un État haïtien sourd aux cris de ses citoyens. Mais leur défiance a un prix. Persécutées, deux des femmes sont jetées en prison. Le décor de la scène change alors brutalement. D’un espace spirituel vibrant de vie, nous basculons dans une cellule froide et oppressante. Les murs gris et nus de la prison sont éclairés d’une lumière crue, presque aveuglante, qui met en évidence la dureté de leur condition. Leurs corps fatigués, maltraités, sont la proie du geôlier, un homme brutal et impitoyable.
Dans cette cellule glaciale, les deux femmes endurent des traitements inhumains. Les bastonnades, les cris étouffés et les tortures rythment leur quotidien. Le geôlier, animé par une colère sourde et une frustration due à sa condition de sous-payé, se complaît dans ces abus. Il est la personnification d’un pouvoir oppresseur qui se nourrit de la souffrance de ses victimes pour affirmer son contrôle. Chaque coup porté est une tentative de les réduire au silence, de leur rappeler leur place dans une société qui ne leur accorde aucun droit.
Cependant, le cri silencieux de leur douleur parvient à franchir les murs de la prison pour atteindre leurs camarades restées libres. Leurs amies, ressentant cette souffrance comme la leur, se préparent à agir. Un appel à la révolte est lancé. Les femmes sourdes de Lévêque et leurs alliées se regroupent pour protester contre ces injustices flagrantes. Leur mobilisation est vite réprimée par un État qui, face à ses responsabilités, préfère fermer les yeux et jouer à la surdité.
Mais une colère sourde gronde. L’injustice ne peut plus être ignorée. Le calme apparent qui règne sur la société haïtienne est trompeur, car sous la surface, les « Brisées » sourdes s’apprêtent à prendre leur revanche. L’imminence d’une révolte se fait sentir, et lorsque la dernière goutte sera versée, la rivière en crue emportera tous les symboles de l’oppression.
La pièce, véritable clameur de justice et d’humanité, est portée par sept femmes extraordinaires – Luczamène Devallon, Néhémie Alexis, Daphnée Adrien, Marie Yoldie Joseph, Marjorie Milias, Laura Cornely et Kencia Dorvilier. Leur performance sera présentée le 15 novembre 2024 au Centre culturel Brésil-Haïti, de 15 heures à 16 heures. Dans ce mélange unique de rythme, de théâtre et de langue des signes, elles rappelleront au public que, bien que silencieuses, leurs voix sont plus puissantes que jamais.
Cette œuvre est un hommage à la résilience et au courage de celles que l’on refuse trop souvent d’entendre. Les « Brisées » sourdes réclament leur place dans une société qui ne peut plus les ignorer.
Dumy EDOUARD
Courriel : edousur@gmail.com